Poésie urbaine

Entretien avec Christophe Katrib

Culture

Christophe Katrib est un artiste multimédia, il vit et travaille au Liban. Diplômé en Cinéma à l’IESAV (Beyrouth) en 2000, il utilise de nombreux médiums : la photographie, la vidéo, la musique, la poésie et l’installation. Après la guerre de Juillet 2006, il participe à l’exposition collective intitulée «Nafas Beirut» à l’Espace SD. A partir de ce moment-là, il décide de se consacrer à la photographie.

Christophe Katrib décrit son approche artistique comme «poétique» et «méditative», sans pour autant se distancer des aspects documentaires du monde qui l’entoure. Il développe plusieurs thèmes comme les interactions et les relations qu’il existe entre l’homme et son environnement, entre le naturel et l’urbain, l’immobilité et le mouvement. Il s’intéresse aussi à la question de la disparition de l’espace public au Liban. Un aperçu de son travail à travers deux de ses projets : sa contribution au Workshop Replace Beirut, une exploration cartographique subjective de la capitale libanaise qui propose d’interroger les interactions existantes entre les habitants et l’espace urbain, et son installation « Waste not your tears (fellow Lebanese) for they are the solution! ».

Peux-tu me présenter brièvement les différents éléments qui composent ta participation au Workshop rePlace Beirut ?

Ma contribution a rePlace Beirut était basée sur le thème de l’espace public à Beyrouth. L’idée de ce workshop était de travailler à partir de routes et trajets que des personnes vivant à Beyrouth ont téléchargé sur le site web du projet. J’ai travaillé sur une série de trajets qui s’entrecroisent dans la région de Hamra. Mon intention était d’offrir à ces trajets des points de repos ou de pause plutôt, sous forme de micro-espaces publics. J’ai dans un premier temps observé la région concernée et j’ai établi ensuite trois sortes d’espaces : des espaces déjà utilisés comme espaces publics, des espaces utilisables en espaces publics, et enfin des espaces que l’ont peut détourner en espace public en y ajoutant un élément. Autour de cela j’ai fait un travail photographique, une petite vidéo, et enfin un fichier complet sur Google Earth, où l’on peut trouver chaque lieu, sa description, sa photo, et la catégorie d’espace auquel il appartient.

Pourquoi était-il important pour toi d’y participer?

Traiter de Beyrouth et des possibilités de cartographies subjectives de la ville, était un thème qui m’intéressait particulièrement. Ensuite c’était aussi un peu un prétexte pour faire des recherches autour de ce sujet qui m’interpelle et de créer un nouveau projet. En effet, il peut être parfois difficile de maintenir une activité artistique constante et stable à Beyrouth. Bien que la situation s’améliore graduellement, Il y a quand même un manque de structures et de soutiens suffisants, ce qui fait que des projets comme rePlace Beirut (ou tout autre projet collectif ou atelier) sont vitaux.

Tu développes plusieurs projets fortement liés à la ville, je pense par exemple à tes balades sonores. En quoi Beyrouth est un terrain important d’expériences, d’inspirations et de réflexion pour toi?

Pour le meilleur et le pire, la ville de Beyrouth est surchargée d’Histoire, de textures et de contradictions. C’est une ville où les couches sociales se mélangent, s’entrechoquent et se superposent. C’est une ville qui est en flux constant, qui charme et captive autant qu’elle blesse et accable. C’est aussi une ville qui souffre de plusieurs lacunes : en urbanisme, en espaces publics, en respect du patrimoine, en sens communautaire, etc. donc un lieu propice au questionnement, à la recherche, aux idées créatives et progressistes. Bref, c’est une ville captivante, mais qui crie au secours, parce qu’elle est de plus en plus en chute libre.

Quelle est ton expérience du quartier d’Hamra, pourquoi as-tu voulu travailler sur ce quartier en particulier?

Hamra est un quartier vivant, actif et mélangé. Il contient un semblant de vie publique en offrant un cadre où commerces, restaurants, bars, lieux culturels et habitations cohabitent sur une superficie assez petite pour permettre d’aller de l’un à l’autre à pied. D’où le grand nombre de piétons qu’on y trouve comparé à d’autres quartiers de Beyrouth. Cela donne au quartier un pouls, un rythme particulier. Cela dit, Hamra n’échappe pas totalement aux problèmes de Beyrouth, et c’est quand même un quartier désespérément en manque d’espaces verts et d’espaces réellement publics, excepté les ruelles et les trottoirs qui le bordent. J’y ai découvert un potentiel pour déceler, cartographier, créer/kidnapper ce genre de lieux.

Tu travailles donc à la réappropriation de l’espace public: peux-tu nous en dire plus sur cette démarche?

Cette démarche commence à un niveau tout à fait personnel, et vital. Je vis dans cette ville, j’interagis avec elle, elle m’interpelle et me rejette parfois. Je ressens des besoins qu’elle ne peut pas assouvir, qui, quand je voyage dans d’autres villes, sont comblés. Même si bien sûr, Beyrouth m’offre des expériences que je ne trouve nulle part ailleurs. Ces besoins sont fondamentaux pour une société saine et un fonctionnement urbain positif. A défaut d’immigrer, je cherche des moyens alternatifs pour les satisfaire, dans le cadre de mon travail artistique dans rePlace Beirut par exemple, mais aussi dans ma vie quotidienne. Les deux sont liés. Il s’agit de trouver des brèches dans le tissu de la ville, des failles grâce auxquelles on peut faire jaillir une expérience d’espace public, aussi temporaire soit-elle. Si la ville et ses organismes officiels ne se rendent pas compte de cette carence et du risque qu’elle pose pour la santé mentale et le bon fonctionnement de la société, il ne reste plus aux individus qu’à se réapproprier un minimum l’espace public, vert, commun…etc. Il s’agit de réfléchir, de tordre la réalité, d’y injecter de la poésie, d’imaginer des solutions personnelles ainsi que collectives.

Peux-tu nous présenter quelques étapes de ta balade dans le quartier de Hamra?

Ce serait plus simple de vous emmener en promenade, mais très simplement, il s’agit de repérer les endroits exploitables en espaces publics et de les utiliser. Je donne quelques exemples : les escaliers qui précèdent l’entrée principale de l’hôpital de l’AUB sont utilisés par les jeunes du quartier et les étudiants ; la place interne du centre Hamra Square comprend des fontaines et des bacs en marbre pour les plantes où l’on peut s’asseoir en retrait du bruit de la rue. Aussi, on peut trouver des blocs de bétons, utilisés normalement pour bloquer des routes ou des espaces de stationnement, qui peuvent parfaitement servir de sièges. Ce n’est pas une balade prédéterminée, mais un inventaire de lieux éparpillés dans la ville, que n’importe qui peut exploiter.

D’où est né le projet d’installation « Waste not your tears (fellow Lebanese) for they are the solution! » et dans quel contexte l’as-tu développé? Qu’est ce qui t’as inspiré?

Au printemps 2008, une artiste américaine était venue à Beyrouth et avait lancé un appel aux artistes locaux pour travailler à partir de déchets et d’objets recyclés dans le but de réaliser une exposition collective (Live Debris) incluant des artistes de différents pays. J’étais curieux d’essayer quelque chose de nouveau et le défi me semblait intéressant. J’ai contacté une amie, Yasmina Raffoul, et on a décidé de travailler ensemble. A l’époque la situation au Liban était tendue depuis un bon moment. On avait envie de parler de ça en utilisant le mode du recyclage sur deux niveaux, conceptuellement (en recyclant les « larmes libanaises »), et de manière pratique (en utilisant des objets trouvés et déchets). La tension a culminé avec les incidents de Mai 2008, quand Beyrouth était momentanément redevenue un petit champ de bataille entre les forces du Hezbollah et leurs opposants liés au courant du Futur de Saad Hariri. Ceci a rendu plus cruciale notre envie de créer quelque chose qui traite de ce penchant omniprésent pour la catastrophe et le conflit au Liban, et peut-être d’essayer de présenter une solution, du moins conceptuelle. Donc l’inspiration est contextuelle, puisqu’elle part de notre expérience au Liban de 2005 à mai 2008, du souvenir de la guerre civile et ses échos dans les évènements récents, en passant par les problèmes sociaux et culturels spécifiques au pays.

Peux-tu nous présenter les différents éléments qui constituent l’installation? Quelles sont ses différentes fonctions?

L’installation représente une machine qui transforme les larmes libanaises en vaccin d’unité nationale. Différents récipients et bouteilles sont suspendus dans l’espace tout autour d’un tonneau central auquel ils sont reliés par des tubes de différentes couleurs. Le tonneau est peint de rouge saignant et ressemble au drapeau Libanais ou bien à un baril de barrage de l’armée Libanaise. Là où le cèdre est supposé être, un embout vert sort du tonneau et une belle bouteille en verre reçoit la solution du vaccin distillé à partir des larmes.

Peux-tu décrire quelques-unes de ces larmes?

Une étiquette indiquait sur chaque récipient la nature des larmes qu’il contenait. Les genres et appellations de ses larmes étaient plus-ou-moins tragiques, historiques, tragi-comiques, satiriques, ou dramatiques. On avait un exemple classique : les larmes de la Guerre Civile ; un exemple plus récent, celui des larmes de juillet 2006, quand Israël a lancé une guerre contre le Liban pendant l’été. Mais aussi des larmes moins traditionnelles et néanmoins problématiques, comme les larmes des allergies saisonnières. Il arrive, par exemple, que des factions en bisbille brûlent des pneus lors d’affrontements dans le pays et ces pneus brûlés engendrent des larmes. Enfin, il y a les larmes de Mère Nature. Le respect de l’environnement est un grand problème au Liban, qui est souvent relégué au dernier rang face aux multiples problèmes politiques et régionaux.

Peux-tu m’en dire plus sur The National Unity Vaccine Solution (Solution pour un vaccin d’unité nationale) ?

C’est une solution pour transformer ce minuscule pays tiraillé de tous les côtés en une entité cohésive, qui va de l’avant, pour le bien de ses citoyens, aussi différents qu’ils soient. Soit un vaccin d’unité nationale. Cet élixir est extrait des larmes elles-mêmes qui ont résulté des différents désastres, conflits, divergences, catastrophes, problèmes, obstacles, peines, tensions et drames. Il a quelque chose de salvateur, de prophétique et le fait qu’il coule dans une ancienne bouteille d’huile d’olive n’est pas innocent. Quelque part, c’est l’idée de la souffrance qui absout et qui sauve, le concept ancestral, humain et religieux du sacrifice qui aboutit au salut. C’est aussi une satire qui ridiculise l’incapacité des responsables à résoudre leurs divergences et à faire des compromis pour le bien du pays et de ses citoyens qui ont payé et payent toujours le prix.

Entretien réalisé par Barbara Coffy et publié en juillet 2011 sur le blog Libalel. Plus d’infos: Balade sonore de Christophe Katrib publié dans le magazine Dérives.tv, vidéos et musique : YouTubeMySpace, SoundCloud, arts visuels : WOOLOO.

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